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Tu nous disais que depuis l’âge de cinq ans tu te savais appelé dans ce lieu qui n’était, à l’époque, qu’une très belle coquille, magnifiquement restauré et conservé par l’état, mais sans vie et sans âme autre que celles de l’Histoire.
C’est avec la stature et l’aura d’un homme d’exception que tu construis ta vie de moine. Dom Paul Grammond, ton “Sanctissime Père” comme tu l’appelais, a été à la fois la figure du père (le tien est mort au début de la guerre, tu avais onze ans) et celle du Maitre spirituel.
Après avoir été cellérier et sous-prieur du Bec, c’est au début des années soixante que ton abbé te donne mission d’être, pour le Bec, celui qui va suivre l’organisation du Millénaire monastique dont nous fêtons le cinquantième anniversaire en 2016.
Ce fut l’aventure de ta vie : redonner à l’Abbaye du Mont sa raison d’exister en étant une maison de prière et d’accueil.
Tout était à inventer. Avec le Comité du Millénaire, avec l’Etat, avec la municipalité du Mont et les Montois, il fallait être partout et le dynamisme, habité par la foi, qui te caractérisait a pu prendre une ampleur à la mesure de ton espérance. Avec Dom Levasseur, ton complice de l’Abbaye de Saint Wandrille, vous avez fait de ces fêtes un moment fondateur de la vie religieuse dans cette Abbaye.
Bien sûr à la fin du millénaire le 16 octobre 1966, tous les frères sont rentrés dans leurs abbayes respectives ; mais toi tu as gardé incrusté aux cœurs de tes entrailles ce désir de revenir, cette espérance que la vie monastique pouvait renaître sur le rocher.
Disons simplement que cela n’a pas facilité les relations avec ton Abbé et la Communauté du Bec. Tu profitais de ta charge de cellérier, qui te conduisait chez nos sœurs carmélites de St Pair et d’Avranches, pour faire un détour par le Mont et venir remettre de la naphtaline dans les couvertures du millénaire conservées à l’Abbaye – parce que tu savais qu’un jour ou l’autre on les réutiliserait.
Quand sous la pression du peuple de Dieu : les montois les gens de l’Avranchin, du pays de Dol, de toute la Baie, supplient Monseigneur Joseph Wicquart, évêque de Coutances et Avranches de trouver la solution qui va permettre de prolonger le millénaire, il se met au travail et signe en 1969 la première convention avec le ministre de la Culture permettant la possibilité du retour d’une communauté religieuse dans l’Abbaye du Mont. Tu vois enfin le ciel s’éclaircir. Nul ne sait combien de demandes et de sollicitations Dom Paul Grammond, ton Abbé, dû subir avant de te donner la permission de quitter les rives du Bec pour celle du Couesnon. Il la donna néanmoins en précisant que ce tu faisais n’engageait que toi et non ton Abbaye.
Pratiquement seul pendant plus d’une année avec tes deux petites chiennes Ursule et Orchica, tu ouvrais la porte de l’Abbaye à 12h que tu refermais à 12h15 pour monter célébrer l’Eucharistie. Pourquoi à cette heure ? Simplement parce qu’à cette époque le monument était fermé de 12 à 14h.
Pour ne pas te laisser sans contact, les Montois qui avaient réclamé le retour de la vie religieuse au Mont ne t’ont pas abandonné. Toi qui as toujours été un cuisinier hors pair, tu descendais donner un coup de main dans les cuisines du Mouton Blanc à l’appel de Jean-Marc Amiot, dans celles des Terrasses pour donner un coup de main à Gustave Letertre.
Et puis, peu à peu d’autres t’ont rejoint. Le Père François Lancelot qui cherchait un point de chute après la fermeture de Boquen. Plus surprenant encore, une sœur ne pouvant plus vivre au Carmel demande à vous rejoindre. Tu lui demande de patienter en disant au Seigneur : “si vous m’en envoyez une autre on essaiera d’avancer. Quelques mois après la demande de sœur Marie-Françoise c’est Marie-Thérèse qui te fait la même demande et vous tentez l’aventure. Le nombre permet d’accueillir plus largement. La vie simple de prière et d’accueil de retraitant crée un mouvement profond dont beaucoup seront marqués pour toute leur vie, et sont aujourd’hui encore des acteurs importants de la vie quotidienne et spirituelle de ce rocher.
Voulant vivre au plus près des montois tu t’engages dans le corps des Sapeurs-Pompiers, participant aux manœuvres mensuelles et à la collation qui suivait : tu adorais les tripes blanches de Simone Ridel.
Gardant le recul nécessaire à la lucidité, tu as toujours défendu le Mont et les montois. Collaborant avec beaucoup de passion avec les Maires que tu as appréciés et souvent soutenus : M. Galton, le père de notre premier magistrat actuel, Julien Nicolle, Eric Vannier. Pleinement engagé dans le projet de désensablement (qui s’appellera plus tard “Rétablissement du Caractère Maritime”), tu utilises ton carnet d’adresse pour éviter que le projet ne tombe aux oubliettes.
Comme Prieur de l’Abbaye tu as reçu les personnalités les plus diverses : M. Georges Pompidou, Madame Anne-Aymone Giscard d’Estaing, Madame Margaret Tchatcher, M. François Mitterrand, l’astronaute Alan Shepard qui te remet un des trois chapelets ayant séjournés sur la lune pendant la mission Apollo 14 et tant d’autres…
Tu fus aussi un partenaire efficace des différents Architectes en Chef que tu as côtoyés pendant ces trente années. Monsieur Yves-Marie Froideveaux, ce grand chrétien pour qui tu avais une grande admiration, Pierre-André Lablaude de qui tu étais proche, présidant, si mes souvenirs sont exacts, son mariage et le baptême de son fils Louis. Tu ne manquais jamais une réunion de chantier à l’Abbaye. Tu fus aussi le collaborateur parfois difficile mais loyal des Gardiens-Chef et Conservateurs du monument. Tu voulais que les liens entre la Communauté et l’Administration des Monuments Historiques soient les meilleurs possibles, comme ceux tissés avec les entreprises travaillant sur le Mont. Cela t’a valu de recevoir la médaille d’officier des Arts et Lettres.
Pour terminer je voudrais, et c’est cela le principal, évoquer le fils de St Benoit et l’homme de foi qui a marqué tant et tant de ceux qui t’ont rencontré, approché, vécu près de toi et qui en ont vu leur vie transformée. J’en suis le premier témoin. Je ne serai pas prêtre aujourd’hui sans cette rencontre décisive. Tous ceux qui t’ont connu ont, dans l’oreille, cet accent inimitable qui faisait de tes homélies des aventures passionnantes. Ta grande fréquentation des Pères de l’Eglise, ton amour de la Bible et de la culture hébraïque donnait à la liturgie une dimension spirituelle qui faisait de ta communauté un pôle fort et attirant pour les chercheurs de Dieu.
Car derrière cette vie trépidante et parfois agitée il y avait l’homme de foi et de prière. La lectio divina était un moment clé de ta journée comme le chant de l’office ou la célébration de l’Eucharistie. Tu puisais dans la Parole de Dieu le carburant nécessaire pour faire avancer tes projets. Tes dialogues sur les midrashim avec le P. Fauquet, capucin qui nous a prêchés de nombreuses retraites était des perles.
Merci.
Merci d’avoir été au bout de tes convictions, merci de nous avoir redonné le Mont comme signe de Dieu parmi les hommes. Merci d’avoir aidé tant de personnes à discerner quel était l’appel de Dieu dans leur vie…
Ce matin avec les frères et les sœurs du Bec, les paroissiens de St Servan et beaucoup de tes amis, nous avons célébré la Messe de ta Pâque. Messe d’action de grâce et de louanges. Ce soir, avant de te confier à cette terre du Mont-Saint-Michel, avec les frères et les sœurs des Fraternité Monastiques de Jérusalem qui ont repris le flambeau de la vie religieuse dans cette Abbaye, avec tous tes amis ici rassemblés, c’est l’office des Vêpres qui va t’accompagner à ta dernière demeure.