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Dans ce texte qui est la conclusion d’une conférence donnée en Allemagne le 18 janvier 2016, le cardinal Walter Kasper, président émérite du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, fait un point d’étape dans le processus œcuménique entre luthériens et catholiques.
Luther n’était pas un homme œcuménique au sens actuel du terme. Ses adversaires ne l’étaient pas davantage. Les deux camps étaient enclins à la polémique et à la controverse. Cela a conduit à des restrictions et à des durcissements des deux côtés. Les questionnements se sont intensifiés dès le départ, de la question de la justice révélée dans l’Évangile et de la miséricorde de Dieu jusqu’à la question de l’Église, spécialement la question du pape. Dès lors que le pape et les évêques refusaient de procéder à la réforme, Luther, sur la base de sa compréhension du sacerdoce universel, dut se contenter d’une ordination d’urgence. Il a néanmoins continué à avoir foi dans le fait que la vérité de l’Évangile se serait imposée d’elle-même et a ainsi laissé la porte fondamentalement ouverte pour une possible entente future.
Du côté catholique également, au début du XVIe siècle, de nombreuses portes restaient ouvertes. Il n’y avait pas d’ecclésiologie catholique harmonieusement structurée, mais uniquement des approches, qui étaient plus une doctrine sur la hiérarchie qu’une véritable ecclésiologie. L’élaboration systématique de l’ecclésiologie s’obtiendra uniquement dans la théologie controversée comme antithèse à la polémique de la Réforme contre la papauté. La papauté devint ainsi, d’une façon jusqu’alors inconnue, le contreseing de l’identité du catholicisme. Les thèses et antithèses confessionnelles respectives se conditionnèrent et se bloquèrent mutuellement.
Seul le récent œcuménisme a ouvert un peu plus la porte. Le dialogue s’est substitué à la controverse. Le dialogue ne signifie pas jeter à la mer ce que l’on a considéré jusqu’à présent comme la vérité. Seules des personnes qui, bien qu’ayant chacune leur point de vue, sont néanmoins disposées à s’écouter réciproquement et à apprendre les unes des autres, peuvent mener un authentique dialogue. Un tel dialogue n’est pas un événement purement intellectuel ; c’est un échange de dons. Cela présuppose de reconnaître aussi bien la vérité de l’autre que ses propres faiblesses, et la volonté d’affirmer sa propre vérité d’une façon qui ne blesse pas l’autre, de façon non polémique, mais de dire la vérité dans l’amour (Ep 4,15), soustrayant aux controverses le poison de la division et en le transformant en don, de sorte que les deux parties grandissent dans la catholicité, entendue au sens originel et qu’elles grandissant ensemble, qu’elles reconnaissant davantage la miséricorde de Dieu en Jésus-Christ et lui rendent ensemble témoignage face au monde.
Telle est la route parcourue depuis le dernier Concile, qui a tracé à cet effet une voie que l’on ne peut inverser – une voie, pas une solution toute prête ! La réception du concile Vatican II, même cinquante après sa conclusion, n’est pas encore arrivée à terme. Le pape François a inauguré une nouvelle phase dans un tel processus de réception. Il souligne l’ecclésiologie du peuple de Dieu, le peuple de Dieu en chemin, le sens de la foi du peuple de Dieu, la structure synodale de l’Église et pour la compréhension de l’unité, met en jeu une nouvelle approche intéressante. Il décrit l’unité œcuménique non plus avec l’image des cercles concentriques autour du centre romain, mais avec l’image du polyèdre [I], c’est-à-dire d’une réalité à multiples facettes, pas un puzzle assemblé de l’extérieur, mais un tout et, s’il s’agit d’une pierre précieuse, un tout qui reflète la lumière qui le frappe de manière merveilleusement multiple. En se référant à Oscar Cullman, le pape François reprend le concept de la diversité réconciliée. Dans l’exhortation apostolique Evangelii gaudium, son « essai programmatique », il part de l’Évangile et invite à une conversion pas uniquement de chaque chrétien, mais également de l’épiscopat et du primat.
Ainsi, sous-entend-on: au centre est placée l’exigence originaire fondamentale de Luther, à savoir l’Évangile de la grâce et de la miséricorde, ainsi que l’appel à la conversion et au renouveau.
Il n’est pas possible pour cette raison de se référer uniquement aux affirmations polémiques de Luther. Nous devons et nous pouvons plutôt reprendre aussi la question, fondamentale pour le progrès de l’œcuménisme, de la compréhension et du rapport entre Église, ministère et Eucharistie.
À cet égard, le fait de prendre au sérieux les aspects mystiques de Luther pourrait permettre de faire un pas en avant. Ceux-ci ne se trouvent pas seulement chez le jeune Luther, mais également chez le plus sympathique de ses importants écrits réformateurs: “Von der Freiheit eines Christenmenschen” (en français: la liberté du Chrétien [III]).
Cela pourrait ouvrir des possibilités de dialogue. En effet, unité et réconciliation n’arrivent pas seulement dans la tête, mais en premier lieu dans les cœurs, dans la piété personnelle, dans la vie quotidienne et dans la rencontre entre les personnes.
En d’autres termes, plus académiques : nous avons besoin d’un œcuménisme accueillant, en mesure d’apprendre les uns des autres. Il n’y a que par celui-ci que l’Église catholique peut réaliser concrètement et pleinement sa catholicité ; vice versa, l’instance originelle de Luther, qui est au fond une exigence œcuménique, ne peut trouver une pleine satisfaction que par le biais d’un œcuménisme accueillant. Nous n’avons encore aucune solution commune, mais une possible perspective commune et une voie commune vers l’avenir est en train de s’ouvrir. La voie vers la pleine unité est ouverte, mais celle-ci peut être longue et semée d’obstacles.
La contribution la plus importante de Martin Luther pour développer l’œcuménisme ne réside pas dans les approches ecclésiologiques demeurées ouvertes en lui, mais dans son orientation originelle vers l’Évangile de la grâce et de la miséricorde de Dieu et dans l’appel à la conversion. Le message de la miséricorde de Dieu était la réponse à son problème personnel et à son besoin, de même qu’aux interrogations de son temps ; celui-ci est aussi aujourd’hui la réponse aux signes des temps et aux questions pressantes de nombreuses personnes. Seule la miséricorde de Dieu peut assainir les profondes blessures que la division a infligées au corps du Christ qui est l’Église. Celle-ci peut transformer et renouveler nos cœurs, afin que nous soyons disposés à nous convertir, à faire montre de miséricorde entre nous, à nous pardonner réciproquement les injustices du passé, à nous réconcilier et à nous mettre en chemin pour nous retrouver ensemble, avec patience et pas à pas, sur le chemin vers l’unité dans la diversité réconciliée.
En ce sens, je voudrais reprendre une phrase qui a été attribuée à Martin Luther. Comme le dicton sur l’Antéchrist, celle-ci se place dans une perspective eschatologique, mais est plus sereine, plus détendue et orientée vers l’espérance. « Même si je savais que le monde devait disparaître demain, je planterais un pommier aujourd’hui encore ».
Le 1er novembre 2009, j’ai pu planter un petit tilleul dans le jardin de Luther à Wittenberg ; répondant à ce don, sous le mandat de mon successeur, les luthériens ont planté un olivier dans la basilique romaine de Saint-Paul-hors-les-Murs.
Celui qui plante un petit arbre nourrit l’espérance, mais a aussi besoin de patience. La graine doit en premier lieu grandir en profondeur et planter ses racines profondes pour pouvoir résister aux intempéries. Nous aussi devons aller “ad fontes et ad radices”. Nous avons besoin d’un œcuménisme spirituel dans la lettre commune de l’Écriture et dans la prière commune. En second lieu, l’arbrisseau doit grandir en hauteur et s’élever dans le ciel vers la lumière.
Nous ne pouvons « produire » l’œcuménisme, nous ne pouvons l’organiser ou l’exiger par la force. L’unité est un don de l’Esprit Saint de Dieu. Nous ne pouvons mésestimer sa puissance, nous ne pouvons jeter l’éponge de façon précipitée et perdre l’espérance prématurément. L’Esprit de Dieu, qui a entamé l’œuvre de l’unité, la conduira à son accomplissement, une unité pas comme nous la voulons nous, mais comme lui la veut.
Enfin, le petit arbre doit grandir et prendre de l’ampleur, afin que les oiseaux du ciel puissent faire leur nid parmi ses branches (cf. Mt 13,32), c’est-à-dire afin que tous les chrétiens de bonne volonté trouvent leur place sous lui et dans son ombre. Conformément à l’image du polyèdre, nous devons permettre l’unité dans une grande multiplicité réconciliée, être disponibles à l’égard de toutes les personnes de bonne volonté et donner aujourd’hui déjà un témoignage commun de Dieu et de sa miséricorde.
L’unité est aujourd’hui plus proche qu’il y a cinq cents ans. Celle-ci a déjà commencé. En 2017, nous ne sommes plus, comme en 1517, sur la voie de la séparation, mais sur celle de l’unité. Si nous faisons preuve de courage et de patience, nous ne serons pas déçus au bout du compte. Nous nous frotterons les yeux avec reconnaissance, nous nous étonnerons de ce que l’Esprit de Dieu, peut- être de façon totalement différente de ce que nous pensions, nous a fait obtenir. Dans cette perspective œcuménique, 2017 pourrait être pour les chrétiens évangéliques et pour les catholiques une opportunité. Nous devrions savoir l’exploiter : cela ferait du bien aux deux Églises, à de nombreuses personnes qui nourrissent des attentes à cet égard et également au monde qui, surtout aujourd’hui, a besoin de notre témoignage commun.
(Texte publié dans l’Osservatore Romano en langue française, le 26 mai 2016.)
[I] Le pape François a exprimé cette conviction dans Evangelii gaudium, quand il écrit : « Le modèle n’est pas la sphère, qui n’est pas supérieure aux parties, où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de différence entre un point et un autre. Le modèle est le polyèdre, qui reflète la confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur originalité. » (n. 236) ; DC 2014, n. 2513, p. 67.
[II] Le terme « évangélique » utilisé dans ce texte – « églises évangéliques », « partie évangélique » ou « chrétiens évangéliques » – est à comprendre au sens de « protestant » (Note du Service national pour l’unité des chrétiens).
[III] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k932392w/f5.image.r=martin%20luther